Sont ici envisagés quelques traits, parmi les plus marquants, de la combinaison particulière à l'Ouest issue de la matrice historique et spatiale contemporaine. Cette dernière englobe et dépasse la France. Elle le fait plus encore que les matrices antérieures, ou de façon plus dense et plus intégrée, justement parce qu'une de ses caractéristiques premières est l'internationalisation accentuée, l'interpénétration plus forte des Etats-Nations, le rétrécissement des distances/temps, un rapprochement du local et du mondial, une présence au monde plus forte.
Sa combinaison particulière, dans des ensembles infra-nationaux, régionaux ou pluri-régionaux, est en fait la façon dont l'héritage des situations antérieures, la situation en l'état, a été embrassée par cette matrice, et le jeu d'interactions qui en résulte.
Ces interactions suivent des processus faits de bonds, de contradictions, de retards et d'accélérations. Il n'y a pas du tout de réaction automatique et mécanique d'un phénomène, économique, démographique, sur la formation de l'opinion et du comportement électoral. Les différents traits de la combinaison sociale et spatiale que nous avons soulignés sont souvent juxtaposés dans le temps, ils co-existent. Ils peuvent se développer en parallèle sans trop interférer, ils peuvent aussi interférer fortement pour se renforcer mutuellement, ou au contraire s'affaiblir. Ce jeu de co-temporanéité est permanent. A cette complexité (en terme d'organisation structurée de jeux contradictoires et non pas de complication incompréhensible) des situations du moment, se combinent les décalages temporels et les rythmes.
Nous avons argumenté que l'enregistrement dans les comportements électoraux des changements sociaux et spatiaux des années 1960 ne s'était vraiment manifesté que près de dix ans après. Il fallait le temps de la construction des nouveaux repères, l'intériorisation des nouvelles situations, l'ancrage des pratiques. S'il y faut du temps, cela ne se produit pas pour autant de façon linéaire, mais par bonds et ruptures. Ce n'est pas seulement l'artefact du calendrier électoral qui manifeste des glissements ou basculements brusques. Les situations sociales, politiques, l'état des consciences, y conduit. A un moment donné, celui d'une crise, ou d'une élection, les éléments qui étaient en gestation, qui étaient apparus petit à petit, éclosent à un niveau jamais atteint et s'imposent. C'est ainsi en termes électoraux que l'on peut situer les élections législatives de 1973 ou présidentielles de 1981. Dans les années récentes, la crise sociale en France de 1995 est une illustration de ces basculements brusques.
Revenant sur notre modèle politique de l'Ouest et sur ses ressorts, on peut se demander s'il ne s'est pas suffisamment modifié pour qu'il n'ait plus que peu de rapports avec les conditions qui l'avaient fait naître dans les années 1970. Il me semble tout au contraire qu'il est en relation avec le substrat et les évolutions des années 1970. Dans une sorte de continuum scandé de bonds et de changements qualitatifs, il y a encore ses racines et n'a pas rompu les liens.
Des traits majeurs de la société des années 1950-1960 se sont désagrégés, c'est la tendance majeure, d'autant plus spectaculaire que nombre de ses traits venaient de loin dans l'histoire de notre société et avaient marqué tout le grand XIXe siècle, le débordant largement jusqu'aux débuts de la Ve République. Cette désagrégation ne s'est réalisée ni subitement, ni régulièrement. Elle s'est produite par vagues avec flux et reflux, elle s'est combinée, fondue avec l'affirmation encore vigoureuse des expressions politiques et sociales de la société traditionnelle conservatrice qui prévalait antérieurement. Les deux tendances ont coexisté et coexistent encore dans le modèle politique qui a émergé.
La matrice historique et spatiale contemporaine a délité les formations socio-spatiales antérieures, - que l'on peut qualifier de traditionnelles, mais elles ne sont ici que celles d'un grand XIXe, elles ont elles-mêmes succédé à d'autres -, et a donné naissance au modèle politique actuel qui a ses héritages, la dorsale de majorité Droite accentuée, des notables locaux encore bien présents même si le style diffère, etc., combiné à de nouveaux traits.
Dans le modèle Ouest, le trait de rattrapage accéléré du niveau national de la Gauche, s'est mué en niveau d'ensemble stabilisé avec des positions supérieures au niveau national. S'y est accolé dans la phase de mûrissement du modèle, un vote écologiste dont on a vu qu'il fonctionnait parfois en vases communicants avec le vote Gauche. Il a à la fois une existence propre et joue pour une part l'expression de vote critique à l'égard de la Gauche traditionnelle.
L'influence politique est sortie de sa base sociale d'impulsion par capillarité familiale, elle remonte de ses lieux de fabrication et de pratiques urbaines industrielles et tertiaires vers les milieux familiaux, les entourages dans de plus petites agglomérations et en zones rurales. De façon concomitante, le fait qu'un candidat de Gauche ait été élu Président de la République au suffrage universel en 1981, a entraîné dans des couches de l'électorat la chute de préventions et d'inquiétudes. Une forme de vote légitimiste s'est manifestée en 1988, qui a entraîné des franges de vote de type centriste, démocrate chrétien, ou de droite modérée dans les zones d'hégémonie antérieure de la Droite, de la Manche à la Vendée en passant par la Mayenne, sur cette dorsale d'Ouest intérieur bien demeurée ancrée à Droite. Ces votes ne sont pas restés à Gauche, il sont revenus à Droite en 1993 et 2002, mais ils ont introduit du jeu. C'est un des facteurs qui a contribué à ce que ces terres bien que restant fortement à Droite, accordent plus de suffrages à une Gauche qui y existait fort peu.
Le modèle politique de l'Ouest tel qu'il apparaît au début des années 2000 n'est plus aussi tranché dans ses délimitations sociales et spatiales que lorsqu'il s'est formé au cours des années 1960 et 1970. En mûrissant, il s'est arrondi. Les villes ne sont plus les seules bases de l'assise de la Gauche, les couches sociales salariées, employées et ouvriers, les uniques couches de soutien de la Gauche. Elles le demeurent, mais dans le même mouvement que l'évolution nationale, toutes les couches sociales se sont diversifiées dans leurs choix politiques et la montée en nombre de professions intermédiaires, techniciens, ingénieurs, cadres moyens a accentué cette diversification. Ce rééquilibrage a continué de se faire globalement à l'avantage de la Gauche dans l'Ouest au cours des années 1990. Cela se diversifie dans les années 2000.
Le modèle politique qui s'est stabilisé fait coexister des majorités de Droite maintenues non seulement rurales, mais également dans des villes moyennes, et des majorités de Gauche qui se sont confirmées dans les aires urbaines surtout les plus importantes et développées par capillarité dans des villes plus petites et des zones rurales profondément changées. En se rapprochant du profil d'opinion national, il a confirmé de nouvelles spécificités en particulier un meilleur terreau pour les Ecologistes et une réticence toujours marquée pour le Front National bien que celui-ci ait fortement progressé. La consolidation de ce modèle politique au cours des années 1990, ainsi que l'évolution des sociétés de l'Ouest de la France au début de la décennie 2000, permet de penser que le modèle politique de l'Ouest des années 1980 et 1990 n'est pas épuisé.