Présidentielles 1995

Auteur : Pascal Buléon


L'élection Présidentielle de 1995 est au midi de la décennie. Elle est aussi à mi-distance des deux Législatives de 1993 et 1997. L'une prévue, l'autre provoquée, aux résultats si opposés. La place occupée par l'élection présidentielle dans le système politique de la Ve République lui confère une importance majeure, qui imprime sa marque habituellement sur les élections qui s'ensuivent. En 1981 et 1988, François Mitterrand avait dissous l'Assemblée, provoqué des élections législatives anticipées et s'était donné les moyens politiques de son orientation. La majorité retrouvée pour la Droite en 1993 était parfois présentée comme le même cheminement, dans un ordre différent, les Législatives avant la Présidentielle. Son premier inconvénient avait été de donner corps à la concurrence entre Edouard Balladur et Jacques Chirac.

L'élection présidentielle dans l'Ouest de la France portait plusieurs interrogations particulières. Au premier rang, celle de la position des candidats de la Gauche au 1er tour et du candidat unique restant au second. Le reflux de 1993 allait-il se poursuivre dans ces régions de conquête récente ? Le changement électoral, qui s'était appuyé sur un changement social, était-il une parenthèse Mitterrand qui se refermerait après lui ? La donne politique, l'expérience des années 1990 allaient-elles réagencer les rapports de forces électoraux ? Cette question qui se posait à l'échelle nationale, se posait en termes particuliers pour l'Ouest, compte tenu de la trajectoire de ces régions depuis le début des années 1970. Au second rang se posait la question de l'évolution de la position des Ecologistes et du Front National. Profil particulier de l'Ouest pendant près de dix ans pour ces deux pôles d'opinion, l'un plus porté que nationalement, l'autre moins. Une échéance comme les Présidentielles, dans le fil de 1993 et dans le contexte de défection à l'égard des partis de gouvernement, donnait un relief particulier dans cette partie du territoire national aux positionnements des votes Ecologistes et Front National.

Les mois qui précédèrent l'élection Présidentielle renforcèrent des traits de l'opinion qui s'étaient installés au début des années 1990. La fragilisation du corps social français, l'endémie du chômage à un niveau élevé, l'inquiétude pour son propre avenir et celui de ses enfants, la frustration d'une faible progression des revenus moyens façonnent une morosité généralisée et un doute fort en la capacité des partis traditionnels de modifier la situation économique et sociale. Cette désaffection, ce doute, cette absence de projet mobilisateur taraudent de façon permanente la relation entre les français et les partis tout au long des années 1990. Ce doute profond a pris plusieurs formes lors de la Présidentielle de 1995 : l'incertitude tardive d'une part substantielle de l'électorat, l'importance relative de l'abstention, le nombre élevé de votes blancs et nuls, et la très forte proportion de votes au premier tour hors des partis traditionnels et exprimant des formes variées de protestation.

Le moment du choix du vote a été lors du premier tour particulièrement tardif : une enquête "sortie des urnes" réalisée le 23 avril 1995 fait apparaître que 11 % des électeurs enquêtés se sont décidés au dernier moment et 15 % dans les derniers jours. La moitié seulement l'avait fait plusieurs mois auparavant.

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L'abstention a été pour une Présidentielle relativement élevée. La tradition qui s'est construite au cours de la Ve République a fait de cette élection, un suffrage où l'abstention est plutôt faible. Comparée aux autres élections de la décennie 90, l'élection Présidentielle de 1995 est un bon cru de participation avec 21,62 % d'abstention au 1er tour, mais comparée aux précédentes élections présidentielles, la perspective est moins à son avantage. 1995 constitue, après 1969, le niveau d'abstention le plus élevé à une Présidentielle depuis 1965 : 15 % en 1965 et 1974, 18 % en 1981 et 1988 ; 21 % en 1995 est un palier nettement supérieur.

La proportion de bulletins blancs et nuls n'est pas négligeable : elle atteint 2,8 % des 31 millions de votants. Ce vote blanc et nul a été plus fort dans les catégories ouvrières et populaires. Une étude du GERI (Groupe d'Etude et de Réflexion Interrégional) fait ressortir que 7 % d'électeurs potentiels ne sont pas inscrits, soit environ trois millions de personnes, situation qui paraît représenter le double de ce qu'elle était mesurée en 1981. Ajoutant à ce chiffre, l'abstention et les blancs et nuls, le GERI fait apparaître que 28 % d'électeurs potentiels n'ont pas pris part au vote ou y ont pris part sans faire de choix. La même mesure donnait un pourcentage de 21 % en 1981. Les chiffrages doivent être considérés avec prudence, car ils résultent nécessairement d'approximations sur des grands nombres, mais la tendance est à retenir et elle porte la marque de ce doute profond.

L'abstention a une géographie. Celle-ci est fortement liée à l'urbanisation et à la taille des unités urbaines. Les départements aux plus grandes unités urbaines sont de façon régulière ceux où l'abstention est la plus forte et à l'intérieur des départements, les plus grandes villes votent moins que les villes moyennes et que les zones rurales. Cette relation continue de faire de l'Ouest une partie du territoire où l'abstention est moins élevée que la moyenne française : 15 % dans les Côtes d'Armor, 17 % dans le Finistère, 18 % en Ille-et-Vilaine, 18,8 % dans le Calvados, 18 % dans la Manche, 17 % dans l'Orne, 20 % en Loire Atlantique, 17 % en Mayenne. Aucun département de l'Ouest ne dépasse la moyenne nationale. On est loin des 25 % de Seine-Saint-Denis, des 22,5 % de Paris, des 23 % des Alpes Maritimes, des 22 % des Bouches du Rhône, des 21,5 % du Val de Marne, des 22 % du Bas-Rhin, ou des 21 % du Rhône-Alpes et du Nord. Mais les départements de l'Ouest ne sont pas non plus au niveau des 13 % du Lot, des 14 % de la Dordogne, des 12 % de la Corrèze. Seules les Côtes d'Armor (15 %) et la Vendée (16 %) pourraient y prétendre. La Manche, l'Orne, la Mayenne, longtemps plus participantes ont décroché de ce seuil. Le simple critère de l'urbanisation n'est pas seul en cause, la composante socio-politique est plus compliquée. Aussi, du point du vue de la participation, les départements de l'Ouest ont quitté leur position excentrée du schéma national et tendent régulièrement à s'en rapprocher. De ce point de vue, l'élection Présidentielle de 1995 les voit poursuivre cette trajectoire.

Le premier tour de l'élection présidentielle confirme l'émiettement de l'opinion. Les doutes qui ont effrité les majorités de gouvernement et contribué à la montée du Front National se manifestent une fois encore. Les trois candidats susceptibles d'être présents au second tour avaient totalisé 90 % des suffrages exprimés en 1974, en 1981 ils en avaient totalisé 72 %, en 1988 70 %, en 1995 ils en totalisent un peu plus de 60 %. La base électorale des principaux partis comme des principaux candidats à une élection présidentielle s'est réduite. Les deux candidats restants au second tour Jospin et Chirac ont totalisé 13 millions de suffrages, l'ensemble des autres qui ne seront pas présents, 17 millions.

Le raz-de-marée de 1993 paraît bien loin. Les années 1990 n'ont cessé de créer des mouvements brusques et contradictoires. Un scénario de reconquête par la Droite des pouvoirs législatifs et exécutifs pouvait laisser imaginer qu'après la descente aux enfers de la Gauche depuis 1992, son affaiblissement durable permettrait après le KO debout des élections législatives de 1993, de parachever la reconquête par une Présidentielle emportée haut la main.

Ce scénario longtemps répété entre 1993 et 1995 ne s'est pas produit. Trois ordres de raisons au moins s'y sont opposés. Tout d'abord, le partage d'opinion Droite-Gauche, - avec toutes leurs variétés internes, leurs évolutions au cours des années -, a atteint un rapport d'influence en France dans les années 1990, qui dans le contexte d'une présidentielle, ne produit pas d'hégémonie manifeste. Deuxièmement, les attentes et les inquiétudes des français sont restées les mêmes, et leur scepticisme relatif sur la capacité des programmes et des candidats à influer le cours des événements qui les préoccupent le plus est aussi prononcé en avril 1995 qu'en 1993 ou 1992. Enfin, la Droite, majoritaire dans une "chambre introuvable" en 1993 a vite oublié les conseils qu'elle s'était donnée à elle-même au soir de sa victoire : prendre sans cesse la mesure qu'il y avait plus de rejet de la Gauche au gouvernement que d'adhésion pour elle dans l'écrasante victoire de 1993. Les querelles d'appareils et les oppositions d'hommes vont créer les conditions de son affaiblissement dans les mois qui précèdent le premier tour de la Présidentielle. L'isolement d'abord de Jacques Chirac, puis son conflit avec Edouard Balladur allant crescendo de l'automne 1994 au printemps 1995, disposent la Droite et ses deux grands partis RPR et UDF dans un jeu de neutralisation s'envenimant jusqu'au conflit ouvert.

Dans cet éparpillement électoral des années 1990, se mêlent phénomène de maturité d'une démocratie élective dont le système atteint dans cette forme constitutionnelle quarante années d'âge, et changements de rapports de force entre grands et petits partis, partis de gouvernements et mouvements de protestation. Le vote dit de "protestation" a quelque réalité. Il est exact que des votes portés sur le Parti Communiste, Lutte Ouvrière ou d'autres formations d'extrême gauche, sur les Ecologistes, ou à l'autre extrémité du spectre politique sur le Front National, comportent une proportion plus ou moins forte de protestation contre la situation du moment, contre le fonctionnement de la société en général. Ils sont plus de protestation que les votes qui se portent sur les partis qui gouvernent ou sont en position de gouverner. Ces votes ne se réduisent pas seulement à cette dimension de protestation. Chacun des mouvements ou des partis qui les recueillent porte un projet politique qui, s'il n'est pas maîtrisé par chacun de ses électeurs, n'est pas pour autant étranger à la masse de son électorat. Ces votes de protestation sont aussi des votes d'opinion. Dans une situation de difficultés sociales et de doute politique, la dimension protestataire prend plus d'importance, mais elle ne peut accaparer à elle seule la totalité de la signification politique des votes pour les plus petites formations.

Au côté de la forme conjoncturelle de la dispersion d'opinion, joue également la maturité atteinte par la formation d'une opinion dans la Ve République. Quarante années de ce régime et l'évolution générale de la société française ont amené à une diversification de l'opinion et des opinions qui ne constituent pas en elles-mêmes des phénomènes négatifs. Les questions de sociétés, la stabilité générale de l'environnement géopolitique, conduisent à ne pas ressentir la nécessité de regroupements trop monoblocs. C'est le sens de la demande qui s'est intensifiée dans les années 1980 et 1990 pour plus de proportionnelle dans la représentation politique. La mécanique du mode de scrutin uninominal à deux tours qui régit nombre de nos élections pousse au regroupement, mais il est de plus en plus travaillé par des forces d'opinion plus dispersantes, plus centrifuges. L'électorat français au fil des scrutins a adapté sa conduite globale, selon l'enjeu du scrutin et l'expression politique qu'il entend lui donner. Les premières élections présidentielles laissaient peu de place à la diversité des représentations. Dans l'esprit de l'élection du Président de la République au suffrage universel, - esprit accepté et intégré par la population française, la participation en était le témoin -, l'important est de désigner un homme responsable d'un exécutif fort. Les élections législatives, non marquées par cet esprit, laissaient plus de place à l'expression d'opinions très différentes, mais la mécanique du "vote utile", c'est-à-dire du vote plaçant en bonne position au second tour, tempérait les envies d'expressions plus dispersées.

Les élections municipales ont été au cours des années 1970 le terrain privilégié des votes où l'enjeu politique national n'étant pas en cause, la proportionnelle corrigée fonctionnant, les expressions les plus diverses ont pu prospérer. Les premières élections européennes, sans enjeu de gouvernement, intéressant très peu une majorité de l'opinion, ont été au cours des années 1980 le premier scrutin où des petits courants d'opinion ont pu faire leur entrée sur la scène politique et médiatique. C'est en 1984 que le Front National effectue sa première percée nationale : il atteint 11 % avec 2 millions de suffrages, trois ans après avoir obtenu 0,35 % avec 900 000 voix aux Législatives de 1981. Les premières élections régionales, couplées avec des Législatives à la proportionnelle de listes départementales en 1986 permettront aux différentes composantes écologistes de se faire entendre et de bénéficier des votes critiques de gauche et de droite qui voyaient là une occasion sans conséquence d'instabilité de gouvernement d'exprimer ou leur mécontentement ou une opinion plus précise. Petit à petit, les autres scrutins vont se voir imprégnés de cette tendance à une diversité plus grande.

La distinction élection à enjeu politique national où le vote utile prévaut, où le second tour marque le premier tour, élection à moindre enjeu où l'on peut donner libre cours à l'humeur ou à l'opinion exacte sans souci de majorité à dégager, va s'estomper. Il n'est pas jusqu'à l'élection clé de voûte de la Cinquième qui ne se voit touchée. On atteint dix candidats à l'élection présidentielle de 1981 mais beaucoup demeurent cantonnés à des scores très marginaux. Neuf en 1988, le PCF s'est effondré et le FN atteint les 14 %, les autres petits candidats sont à moins de 7 % et les trois premiers à plus de 70 %. Ils sont encore neuf en 1995, mais les trois premiers recueillent un peu plus de 60 % et les six autres presque 40 % dont le FN 15 %. Cette dispersion est à la fois de l'émiettement et de la diversité, en même temps que le résultat de doutes politiques et de la maturité d'un système de représentation.


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