Durées, rythmes temporels et changement

Auteur : Pascal Buléon


Les persistances ont souvent été assimilées à de l'immobilité et du passéisme. Siegfried concluait son Tableau sur « l'atmosphère du passé et les luttes du passé qui y continuent ». Ces permanences ont duré au-delà de la période embrassée par Siegfried et beaucoup de leurs vagues sont venus lécher les rives des années 1970. Elles fascinaient d'autant plus les observateurs des années 1970 et 1980 que dans le même temps sous leurs yeux, la réalité matérielle, l'économie, le travail, le mode de peuplement, changeaient et changeaient de façon impétueuse, accélérée. La réalité matérielle changeait, mais les systèmes d'idées, les rapports de pouvoir, les influences idéologiques et les dominations politiques, semblaient rester comme avant, dans leurs suprématies comme leurs oppositions. Cet écart laissait perplexe.

On peut rendre compte de cet écart en termes de rythmes temporels et de pratiques sociales. Les comportements politiques n'ont pas d'évolution strictement et mécaniquement parallèle aux autres sphères de la société. Ils ont des rythmes propres, et se façonnent d'interactions avec les autres sphères. Ils peuvent aller plus vite, plus fort, ils peuvent aussi aller beaucoup plus lentement. Un des télescopages les plus importants de l'époque contemporaine, découplage violent et rapide entre les conditions de rapports de travail, de propriété, de mode de vie, de systèmes familiaux est celui qui résulte du maelström qui emporta des millions d'hommes lors de la Première Guerre Mondiale loin de leur famille et de leur communauté de travail, et sortit simultanément des millions de femmes de leur condition antérieure. Pour ceux qui en revinrent, l'écart avec « avant » était bien souvent inacceptable, les changements que ces écarts avaient introduits allaient bien au-delà du politique. Là le politique au sens large avait bougé plus vite que les socles matériels de la société. Ce n'est pas l'Ouest qui en France a vécu le plus intensément ce télescopage, ou plus précisément ce n'est pas l'Ouest rural, les villes en particulier celles de la Basse-Loire, les ports notamment en Bretagne l'ont plus ressenti et leur histoire politique en porte la marque. Les guerres sont ces moments paroxystiques ; des événements de la société moins dramatiques et meurtriers, jouent ce rôle de crises, de cassures. Sans crise grave ou de façon différée, des points de retournement marqués par des élections dans les pays à suffrage universel, jalonnent ces changements.

Souvent ces événements considérables jouent un rôle déclencheur qui va imprimer sa marque sur toute une génération et parfois au-delà. Quelques années ou quelques mois pèsent sur plusieurs décennies qui suivent. La valeur politique du temps social ne se mesure pas à l'aune du calendrier astronomique. Quelques années peuvent dans une matrice historique et spatiale peser beaucoup plus que quelques décennies. C'est le temps des guerres, des révolutions, des innovations, des découvertes, des changements de régime, des effondrements d'empire, de nouvelles routes ou de nouveaux moyens de se déplacer ou communiquer.

C'est ainsi que l'on peut interpréter la marque portée sur plusieurs générations, la mémoire cultivée et revivifiée des conflits de la Révolution et de la Chouannerie dans les campagnes de l'Ouest analysée par Paul Bois ou plus anciens encore des conflits meurtriers entre communautés protestantes et catholiques sur les marges du Massif Central. C'est cela qui donne l'impression que des pratiques et comportements se transmettent de génération en génération sans que le temps ait prise sur eux.

Au sein même de cette période où les permanences prévalent sur les changements dans l'ensemble de l'Ouest dans les années 1950 et 1960 de ce siècle, des événements déclencheurs ont initié de nouveaux comportements collectifs. Des comportements différents de ceux les plus répandus dans la même région, qui prennent racine dans un terreau qui a pu favoriser leur éclosion, mais qui s'ancrent sur l'événement déclencheur que constitue la Résistance. C'est ainsi que l'on peut lire l'évolution du centre-ouest Breton, en accord avec l'hypothèse de J.J. Monnier. Quarante-deux cantons contigus accordent en 1981 plus de 55 % au candidat de la Gauche. Une zone à cheval sur trois départements, et globalement de la taille d'un département, de Guingamp à Concarneau. Sur une structure sociale et une histoire à l'époque de la Révolution puis au XIXe qui conduit au mouvement et à la contestation, « l'événement unificateur récent de la Résistance, déclenche un comportement politique qui va durer une génération ». Ces comportements sont en concordance avec des évolutions semblables dans le Limousin, ou dans des micro-régions, dans des villes, des zones rurales ou littorales, mais en décalage avec le système politique dominant d'autres parties de la Bretagne et de l'ensemble de l'Ouest. Ils ne peuvent pas être compris dans une logique de tempéraments, de permanences se jouant de l'histoire faite par les hommes.

Ces décalages jouent plus souvent en un sens inverse. C'est la situation observée dans l'Ouest dans la fin des années 1960. Le monde a changé, une nouvelle matrice spatiale et historique fait changer la France comme les autres pays industrialisés d'Europe de l'Ouest. L'Ouest vit ces changements. L'urbanisation va grand train, le travail, l'industrie, l'agriculture changent, la mobilité des populations s'est intensifiée, les cursus de vie, les études, les fonctionnements de famille changent ... et les votes, dans leurs grandes orientations, demeurent étrangement semblables à ceux d'hier et d'avant-hier. Décalage que nous avons précédemment relevé. Ces permanences résultent de décalages temporels, de rythmes différents entre les évolutions idéologiques et les évolutions matérielles.

Les traits majeurs de la spécificité électorale de l'Ouest, cette ultra-majorité, voire cette hégémonie, en certains lieux, d'un vote de Droite correspond à des rapports de pouvoir, des rapports sociaux qui fonctionnent encore à ce moment, mais qui sont déjà plus de la période antérieure, qu'en adéquation avec la réalité du moment qui change rapidement. Il faut souligner que la modification de la structure sociale et professionnelle s'est effectuée dans l'Ouest dans la période de croissance accélérée 1950-1974 de façon plus concentrée et à un rythme plus rapide que dans beaucoup d'autres régions françaises. A l'issue de la Seconde Guerre Mondiale, dans de nombreux départements de l'Ouest la répartition de la population occupée dans le secteur primaire et dans le secteur secondaire différait peu de ce qu'elle était début de siècle. Quinze années plus tard la modification était considérable, trente années plus tard elle était totale. Cette contraction dans le temps de la modification des structures sociales est pour beaucoup dans le phénomène de décalage, maintenant des permanences de comportement quand le reste de la vie sociale est en changement, comme dans le phénomène de rattrapage accéléré par rapport à l'évolution nationale.


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