Héritages politiques et matrices historiques

Auteur : Pascal Buléon


Une matrice historique et spatiale est un vaste entremêlement de temps et d'espace qui donne naissance à des réalités de sociétés relativement homogènes, marquées d'une même tonalité. Une matrice génère. Elle génère des sociétés, des pratiques, des modes de pensées et de faire, qui ont des différences entre eux, des particularités, des éloignements, des décalages, mais qui tous sont façonnés, sont sous l'emprise, sont nés même de cette matrice. Une matrice, c'est une époque ; mais l'époque seule réduit trop au temps. Elle est étroitement liée aux espaces, pays et continents qu'elle embrasse.

Une matrice historique et spatiale est un concept qui permet de caractériser l'évolution concordante et cohérente d'une période de temps assez longue, rapportée à l'échelle de la vie humaine, de l'ordre d'une génération, parfois plus, ainsi que des espaces de vaste dimension, des ensembles de pays et des parties de continents, l'ensemble de la planète aujourd'hui. Elle permet de rassembler sous le même terme à la fois ce processus ontologique, la « fabrication » d'événements, de réalités, portant la même marque, le même sceau, la même tonalité, et la dimension de combinaison complexe, de multiples facteurs, matériels, idéologiques, culturels, concourant à l'existence et la stabilisation de ces sociétés. C'est en ce sens la matrice au sens algébrique, le croisement. Croisement de temps et d'espace, croisement de multiples facteurs.

J'y ajoute la dimension « genèse » de la matrice productrice ainsi que des interactions complexes, non linéaires. Interactions tant entre les situations matérielles et les configurations idéologiques, politiques, que dans la dimension temporelle, avec des rythmes, des accélérations, des décalages, des événements déclencheurs, des moments clés. Loin de la fixité, mais loin aussi d'une évolution lisse, progressive, ce sont des interactions complexes, au rythme heurté, connaissant des lenteurs comme des changements par bonds.

C'est au sein de telles vastes matrices historiques et spatiales que prennent naissance des formations socio-spatiales telles que les a définies Guy Di Méo et que nous reprenons à notre compte. Sur une certaine durée, se créent des formations sociales, avec des rapports sociaux, des systèmes de représentation et de pouvoir dont la cohérence couvre des territoires de la grandeur d'une région ou d'un Etat-Nation. Les matrices historiques et spatiales des trois derniers siècles ont généré en Europe de nombreuses formations socio-spatiales. Elles résultent d'équilibres ponctuels entre différentes classes et groupes sociaux en des territoires particuliers. Elles sont souvent étroitement liées à la formation des Etats-Nations, à l'histoire, à l'accumulation de la richesse et du capital des derniers siècles, aux configurations concrètes localisées des révolutions industrielles, aux modèles de vie familiale, ou collectives hérités et transformés.

Ces formations socio-spatiales ne naissent évidemment jamais ex-abrupto. Elles héritent. Elles héritent des traits majeurs des formations antérieures, et justement de la matrice qui a précédé celle qui prévaut à leur époque. La combinaison particulière dans le temps et dans l'espace de ces héritages et des nouveaux traits que donne la matrice contemporaine, fabrique les particularités, les spécificités et parfois l'identité des formations socio-spatiales.

Ces héritages sont parfois forts et lourds, ils s'accommodent souvent très bien de nouvelles combinaisons et sont réinterprétés par la matrice historique et spatiale. Ils durent, passent deux ou plusieurs générations, en se déformant suffisamment peu pour que l'observation en conclue à des permanences.

C'est la particularité de l'Ouest de la France que d'avoir conservé des héritages forts, des configurations et des systèmes de relations au cours de plusieurs matrices historiques et spatiales, plusieurs époques. Les héritages ont été longs et lourds.

Les facteurs de la combinatoire que Siegfried avait élaboré, la nature de la propriété foncière, le mode de peuplement, l'influence du clergé, la réceptivité des populations locales aux directives du pouvoir, n'ont pas qualitativement changé au cours de cette Troisième République, de ce « grand XIXe ». C'est fondamentalement, par delà les variations d'opinion conjoncturelles, les raisons d'être de cette immobilité des comportements politiques. Nul besoin pour cela des tempéraments ou du mystère des personnalités ethniques. Les modes de représentation des sociétés locales, les formations socio-spatiales de l'Ouest de la France qui connaissent elles mêmes une stabilité assez grande sur une longue période, ne sont pas atteints, - ils sont parfois même renforcés -, par les changements qui affectent le reste de l'Etat-Nation au cours de cette Troisième République.

Dans la combinaison complexe qui produit au final le comportement politique, il n'existe aucun déterminisme simple qui conduirait de la condition économique à l'orientation politique. Bien sûr les structures économiques, les rapports de propriétés, les rapports sociaux de travail jouent un rôle essentiel, mais les facteurs politiques, idéologiques peuvent durablement ou ponctuellement peser beaucoup plus. C'est en particulier le cas lorsque des événements considérables bouleversent voire traumatisent une population. Les guerres et les révolutions sont de ceux-là. Lorsque les structures sociales et économiques des sociétés locales concernées sont particulièrement stables, dans les décennies qui suivent, lorsque les matrices historiques et spatiales n'emportent pas ces sociétés vers d'autres trajectoires, alors libre cours est laissé à l'induration de comportements idéologiques et politiques aux racines lointaines, parfois ravivés et réinterprétés dans un contexte différent. Dans ce théâtre politique, les décors changent un peu, mais les rôles demeurent, les acteurs se les transmettant par tradition et par célébration de la tradition. Une bonne partie des confrontations blanc/bleu des villages de l'Ouest observées par J. Renard et J.J. Monnier, depuis le début de siècle jusqu'aux années 1960 peuvent se comprendre ainsi. L'essentiel des permanences d'hégémonie marquée peut également s'interpréter dans ce jeu où le culturel et l'idéologique prévalent sur les évolutions économiques surtout tant qu'elles n'ont pas totalement changé ces sociétés locales.

Le changement de matrice historique et spatiale d'ampleur continentale et internationale après la Première Guerre Mondiale, puis à nouveau après la Seconde Guerre Mondiale, a ébranlé mais n'a pas bouleversé dans leur ensemble, les caractéristiques des sociétés de l'Ouest de la France. Il a introduit des changements très localisés, renforcé des isolats parfois déjà existants, en particulier en zones urbaines et dans les villes-ports, plus exceptionnellement dans des zones rurales tel « le sixième département breton » comprenant des portions contiguës du Finistère, des Côtes d'Armor et du Finistère. Le pôle d'hégémonie conservatrice que représente l'Ouest dans l'ensemble français a été bien au-delà du Grand XIXe, il a pour l'essentiel franchi l'entre-deux-guerres, même si des villes commençaient d'emprunter une autre trajectoire, il a franchi la Seconde Guerre Mondiale et l'après-guerre et a duré quasiment jusqu'à la fin des Trente Glorieuses, une dizaine d'années dans la Cinquième République. Les comportements politiques vont bien au-delà du Grand XIXe classique.

C'est cette étonnante durée qui a attiré l'attention de chercheurs en sciences sociales dont Edgar Morin, Henri Mendras, Armand Frémont ont fait de pénétrantes synthèses, s'attachant à rendre compte, au-delà de comportements politiques, du changement social de façon plus générale et des permanences de comportement. Jean Renard souligne la persistance des comportements, « la carte schématisant les superpositions des votes massifs à Droite, de l'implantation majoritaire de l'école catholique et des domaines traditionnels de forte pratique, montre pour les espaces ruraux une étonnante pérennité vis-à-vis des cartes du Tableau politique ».


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