Le rôle d'encadrement politique de l'Eglise ne joue quasiment plus. Le temps où un évêque de Coutances appelait en chaire à suivre une conduite électorale conforme aux voeux de la fille aînée de l'Eglise Romaine n'est plus. L'affaiblissement généralisé depuis l'après-guerre de l'influence de la religion catholique sur les pratiques quotidiennes des Français n'a épargné ni l'Ouest, ni le comportement électoral. Les communautés locales où le guide spirituel et temporel était le hobereau local et le curé pour reprendre les termes de Siegfried en 1913 n'existent plus pour les raisons que nous avons évoquées ci-dessus. Des communes, telles Le Champ de la Pierre, petite commune de l'Orne où Hubert d'Andigné, maire, conseiller général et Président du Conseil Général de nombreuses années, occupant la grande demeure et la position sociale dominante, réalisant plus de 90 % des suffrages, font figures de témoins d'un passé qui s'efface.
L'association influence religieuse-vote conservateur n'a pas totalement disparu, elle permet d'expliquer encore des majorités plus accentuées en faveur de la Droite, elle permet d'expliquer en partie la moindre pénétration d'un vote Front National, mais elle est relativement marginale dans la configuration électorale générale. Les travaux d'Y. Lambert, de C. Muller sur l'Ouest ont nettement montré la baisse de la pratique religieuse et l'évolution de cette pratique, interférant de moins en moins avec une orientation électorale particulière.
Plus même, nous l'avons relevé précédemment, dans les premières années de la Cinquième République, les groupes et associations catholiques se radicalisent. Ils portent en partie le changement électoral des années 1970, au travers des JOC et JAC, de la radicalisation à gauche du syndicalisme chrétien CFTC, puis CFDT (Pays de la Loire, Bretagne et Basse-Normandie), du PSU, puis de courants intégrant le Parti Socialiste d'Epinay.
Ceci s'effectue dans un contexte national et international qui impulse cette tendance lourde. Les deux facteurs que nous avons signalés précédemment s'y mêlent pour donner corps à la forme précise que le processus prend dans l'Ouest de la France.
La notabilité rurale, autre fonction encadrante sur le plan idéologique s'affaiblit, elle aussi. Le changement de population, les changements d'activités et donc des sphères d'influence afférentes, découplent progressivement les notables d'après-guerre d'avec l'électorat. La marge d'influence traditionnelle d'un conseiller général, médecin, vétérinaire, notaire, de son état (comme nombre de conseillers généraux de ces décennies 1950-70) s'étend aux députés influents dans les commissions, aux ministres et services d'État préfectoraux et nationaux traitant les questions concernant leur population. Avec l'avènement des conseils régionaux, ils investiront progressivement ce nouveau niveau de gestion.
L'internationalisation progressive de l'économie éloigne de plus en plus les maires, les conseillers généraux et même les députés, de mécanismes de décisions.La mise en place de politiques supranationales, notamment en matière agricole, aide considérablement sur le plan financier au maintien d'activités, mais contribue également à cette perte d'influence des notables locaux. Enfin, la médiatisation des joutes électorales, des questions de politique générale au travers de médias nationaux ou pluri-régionaux, multiplie les références et attirances possibles des populations vivant en un lieu donné, et à l'inverse sur le plan national, les réduit à un nombre restreint de quelques dizaines d'élus connus, reconnus, médiatiques selon le terme consacré.
Les préaux d'école ne sont plus un enjeu, les campagnes électorales de proximité le restent, mais elles s'assortissent d'un changement de vecteur de la médiatisation. Les anciens notables pâtissent de cette situation. Leur perte d'influence sur les décisions, et la visibilité de cette perte d'influence, le décalage entre la réalité sociologique des populations et les notables en place, et le changement de vecteurs de la médiatisation, convergent pour affaiblir les notables en place depuis plusieurs mandats. Ceux qui prennent leur place construisent une notabilité différente, fondée sur la tentative de lier une influence dans des sphères nationales et européenne (Commission de Bruxelles) et une présence sur le terrain local intervenant activement sur les questions d'emploi, de coordination de politiques de collectivités, d'environnement et de qualité de vie. Ces trois axes ont constitué l'armature de la quasi-totalité des prétendants aux élections locales des années 1980 et 1990.
Enfin à ceci, il faut ajouter le simple jeu de renouvellement de génération. Beaucoup de notables locaux à la fin des années 1970 et au début des années 1980 détenaient des mandats depuis la période d'après-guerre et de reconstruction. Beaucoup d'assemblées départementales, plus que les conseils municipaux, étaient à la fin des années 1970 marquées par une moyenne d'âge élevée. Indépendamment de l'orientation politique, une forte pression au renouvellement s'est exercée, de plus en plus pressante vers la fin des années 1980 et le début des années 1990. Qu'un conseiller général âgé de plus de 75 ans se représente à la fin des années 1970 n'était pas exceptionnel. Le renouvellement régulier et profond, qui fit chuter des seigneurs locaux qui apparaissaient indéracinables, tels Léon Jozeau-Marigné à Avranches, a parcouru toute la décennie 1980 et 1990. Au début des années 1990, aux cantonales de 1994, lors des Municipales de 1995, les élus les plus âgés, de plus de 75 ans, redemandent très rarement un renouvellement de mandat. On voit à l'inverse se développer des attitudes de préparation de retrait de mandat au bénéfice de plus jeunes. Ce dernier phénomène, l'affaiblissement de la notabilité rurale traditionnelle, n'est en rien particulier à l'Ouest, toute la France le connaît. Les changements qui en découlent sont généralisés, mais la notabilité rurale avait un tel rôle dans le jeu politique de l'Ouest qu'il est nécessaire de le compter au nombre des modifications importantes.
La conjugaison, au cours des années 1980, de ce que nous avons appelé la "capillarité familiale" du changement de comportement électoral, du changement de contenu du rural, de la crise de la notabilité, poursuivent et renforcent le mouvement de rééquilibrage Droite/Gauche très vif dans l'Ouest dans les années 1980. Ils accentuent ce changement en zone urbaine et le font pénétrer en zones rurales. A cette dimension de changement qui fait connaître à la Gauche une progression dans les terres qui lui étaient les plus réfractaires, s'ajoute une autre dimension qui est difficilement mesurable, mais ne peut être éludée : le vote légitimiste. Ce vote légitimiste dans la configuration antérieure s'assimilait à un vote à Droite. Dans le cadre de la constitution de la Ve République, intégrée après plus de trente années de pratique électorale définie par celle-ci, l'exercice de la magistrature suprême par un président qui fut candidat de Gauche, brouille un peu les cartes. Comme partout en France, dans l'Ouest le vote Mitterrand de 1974 était un vote de changement et d'opposition, celui de 1981 également. Le vote Mitterrand de 1988 acquiert une autre signification, ainsi bien sûr que les législatives qui suivent immédiatement chacune des deux présidentielles de 1981 et 1988. Au vote d'opinion se mélange un vote légitimiste, dont la part est indéniablement difficilement à faire.