Évolution sociologique et politique des circonscriptions d'aire urbaine et limites du découpage Pasqua

Auteur : Pascal Buléon


Louis Mexandeau, le gagnant de 1973 est toujours là, réélu dans une circonscription où dans la configuration politique contemporaine il peut difficilement être mis en danger. Caen Est, la seconde circonscription du Calvados, outre une population d'employés-ouvriers et cadres moyens dans la ville même, englobe la commune d'Hérouville-Saint-Clair, seconde ville du département, ville-champignon des années 1960-1970 où la majorité politique est écrasante à Gauche. Elle comprend également Mondeville, vieille implantation industrielle et ouvrière, une couronne de communes périurbaine, Giberville, Cormelles-le-Royal, Démouville, résidence de populations salariés et accordant régulièrement leurs suffrages à Gauche. Elle se prolonge vers l'Est et le Pays d'Auge où sur la côte et le long des axes où la poussée pavillonnaire des salariés travaillant dans l'agglomération a, année après année, solidement arrimé le siège de député à Gauche.

La première circonscription du Calvados, Caen Ouest, change pour la première fois de couleur politique. Son député sortant Francis Saint-Ellier l'avait conservé même en 1988. Taillée en tranches d'un gâteau dont Caen serait le centre, comme toutes les circonscriptions du Calvados, elle combine un savant mélange, issu du découpage Pasqua des années 80, entre rural et urbain. Les quartiers Ouest de Caen aux niveaux de revenu plus élevés, à la proportion de professions libérales et de commerçants plus importants qu'à l'Est, - dans une ville où contrairement à l'image assez répandue la part des ouvriers et employés est importante -, accordent plus de suffrages jusqu'alors à la Droite. Les communes limitrophes ont un profil similaire, pendant symétrique de l'Est plus populaire. Rive droite opposée à rive gauche, communes et campagne périphériques dans le prolongement et le même ton que les quartiers urbains. La campagne environnante était jusqu'alors plus favorable à Droite que l'agglomération. La croissance périurbaine a été très forte dans l'Ouest de l'agglomération caennaise les quinze dernières années. La population s'est modifiée, les équilibres politiques aussi. Philippe Duron (Parti Socialiste) qui l'emporte en 1997, est maire de Louvigny depuis 1989, il joue un rôle actif dans l'intercommunalité, celle de l'agglomération caennaise, avec le district, mais aussi celle des petites communes. Progressivement au fil des dossiers et des ans, il est devenu un homme de poids. Son élection de 1997 enregistre aussi, additionné au mouvement d'opinion national, une implantation personnelle, qui est celle d'une génération d'élus locaux de Gauche. Cette implantation personnelle est permise par l'évolution sociologique de la périphérie de l'agglomération caennaise.

Cette conjonction du démographique, du sociologique et du politique est encore plus spectaculaire dans la cinquième circonscription, qui court de Bayeux aux portes de Caen, entre la mer et la Nationale 13, accolée au Nord à la circonscription de Caen Ouest. La circonscription de Bayeux a brusquement changé de représentation parlementaire, mais elle avait déjà beaucoup changé en profondeur. François d'Harcourt le député sortant, est de fait, quoi qu'il ne le revendique pas, l'héritier d'une lignée d'élus qui remonte à la fin du XIXe, elle-même transformant dans les régimes du siècle une position d'une des plus vieilles familles de l'aristocratie française. C'est un cas très typé de la sociologie des élus français, il est le descendant sociologique des élus conservateurs qu'André Siegfried avait rencontré, en parcourant la région dans la préparation de son Tableau Politique de la France de l'Ouest au début de ce siècle.

Elu lui-même en 1973, si l'on excepte l'interruption de la proportionnelle de 1986, il avait été tant en 1988 qu'en 1993 confortablement réélu. Bayeux n'avait pas le profil des circonscriptions gagnables par la Gauche, tout au contraire elle apparaissait solidement ancrée à Droite. Le premier tour ne la donnait pas gagnable sur le papier, et une jeune candidate Laurence Dumont l'emporte avec plus de 51 % au second tour. Que s'est-il passé ? Comme toujours un mélange compliqué de facteurs conjoncturels, nationaux et locaux, et de facteurs plus structurels. La circonscription de Bayeux est illustrative à plusieurs titres parce que son mélange 1997 a, dans ses différents composants, une portée plus générale, qui vaut pour l'évolution de l'ensemble de l'Ouest.

L'élection de 1997 a marqué l'épuisement des effets escomptés par le redécoupage Pasqua. En redécoupant les circonscriptions, après 1986, le Ministre de l'Intérieur Charles Pasqua avait suscité, ce que tout découpage électoral suscite : de vives polémiques surle "charcutage" dans le français familier, le gerrymandering dans la langue internationale académique, du nom de l'américain Gerrymander qui lui avait donné célébrité. Les circonscriptions Pasqua avaient deux logiques territoriales et politiques : soit elles étaient très homogènes politiquement (et souvent territorialement) et accordaient une forte majorité au bloc de Droite ou de Gauche, soit elles étaient hétérogènes territorialement et politiquement et associaient des zones urbaines souvent à Gauche et des zones rurales plus enclines à Droite.

Le procès avait alors été fait à Charles Pasqua de cantonner dans des circonscriptions l'influence de Gauche et de la diluer autant que possible dans un mélange où elle n'émergeait pas du scrutin uninominal à deux tours. Les défenseurs du découpage rétorquaient que le mélange ville-campagne était important pour ne pas accentuer les différenciations au sein de la nation. Le fait est que, dans le département du Calvados, comme dans de nombreux départements ce mode de découpage minorait la représentation de la Gauche au regard des suffrages qu'elle recueillait. La circonscription de Caen Est, très majoritairement à Gauche était hors de portée pour la Droite depuis longtemps. Inversement, la circonscription de Trouville où le littoral urbanisé côtoie le rural, celle de Bayeux qui lui est symétrique à l'ouest, étaient considérées comme hors de portée pour la Gauche. Celle de Vire, extrêmement étirée dont la pointe Ouest est ancrée dans le bocage entre Manche et Orne et dont l'autre extrémité vient aux portes de l'agglomération caennaise, l'était également. Elle fut un temps le fief d'Olivier Stirn. La circonscription de Lisieux n'entrait pas dans la même catégorie, avec les villes de Lisieux et Falaise et la lointaine périphérie de l'agglomération de Caen, le vote à Gauche s'était plut tôt affirmée et la circonscription avait déjà été emportée par Yvette Roudy comme la ville de Lisieux. Longtemps les circonscriptions de Bayeux, Trouville et Vire ont pu être montrées comme des exemples de stabilité, d'ancrage des différentes familles de Droite en Basse-Normandie, de l'implantation très forte de notables parfois de dimension nationale. Vire était la circonscription d'Olivier Stirn, jeune ministre de Giscard, comme Trouville était la circonscription de Michel d'Ornano, lui aussi ministre de Giscard.

L'expression politique de cette vision prend fin en 1997 en même temps que le découpage Pasqua trouve ses limites et produit même des effets inverses. Deux choses ont changé depuis le milieu des années 1980 : le partage rural/urbain et le niveau moyen du rapport Droite/Gauche. L'urbanisation n'a cessé de croître en France, l'étalement urbain a repoussé loin autour des agglomérations, les limites des axes d'influence des villes. Au sein de ces larges aires d'influence, la population réside dans de nombreux lotissements ou dans des noyaux anciens de villages, mais l'essentiel de l'activité est tournée vers la ville proche, ce que l'INSEE définit par l'acronyme de ZPIU, zone de peuplement industriel et urbain.

L'agglomération de Caen a vu son aire d'influence poursuivre sa croissance, en larges auréoles tout autour et en synapses le long des axes qui permettent d'y parvenir assez rapidement tout en accédant à la propriété à un coût moindre, ce qu'est la principale logique de ce mouvement de large péri-urbanisation. Le littoral déjà urbanisé a continué lui aussi de se développer et l'axe Caen à la mer long de moins de 15 km est devenu un couloir péri-urbain en densification croissante. La partie est de la circonscription de Bayeux intègre des communes de Ouistreham à Caen le long de l'Orne. Petit à petit cette partie périurbaine de la circonscription pèse de plus en plus dans la balance. La logique politique du découpage Pasqua fonctionnait avec un certain équilibre. Lorsque cet équilibre se modifie, alors le découpage entraîne dans un ballant symétrique la circonscription dans un sens opposé. Le poids rural est supplanté par le péri-urbain. Dans le contexte politique français cela contribue à affaiblir les positions de la Droite qui ne retrouve pas dans les autres couches de la société l'hégémonie dont elle disposait dans la couche paysanne (cf. études d'opinion citées pour les Présidentielles de 1995) et dans les milieux urbains et péri-urbains, la majorité dont elle bénéficiait dans les zones rurales. C'est ce retournement qui explique en partie le basculement des circonscriptions de Bayeux, Vire et Lisieux, comme celui des départements du Finistère, de la Loire-Atlantique ou de la Sarthe. Ce retournement est le socle socio-démographique de l'explication.

S'y ajoute la conjoncture politique qui fait le rapport de force Droite-Gauche nationale et joue sur les étroites franges des électorats qui font les majorités dans des circonscriptions au scrutin majoritaire à deux tours. Dans un phénomène classique et assez courant bien qu'il ne se reproduise pas à chaque élection, le deuxième tour a été l'occasion d'une dynamique favorable aux candidats de Gauche. Quasiment tous ont réalisé plus que leur potentiel arithmétique du premier tour. C'est particulièrement cela qui valut au président de Région, René Garrec, de perdre sa circonscription de Vire.

Voilà donc réunis dans le cas précis de ces circonscriptions du Calvados, deux ingrédients qui valent pour l'ensemble de l'Ouest : la structure et la répartition des populations ont changé et le mouvement d'opinion est à l'unisson du mouvement national et parfois même en constitue une pointe avancée.

Dans le cas de la circonscription de Bayeux, deux autres phénomènes ont joué à plein : l'usure d'un notable local et une candidate comme challenger. L'accumulation de ces phénomènes a conduit à un changement spectaculaire, qu'un seul des ingrédients n'aurait sans doute pas suffi à provoquer

Le député François d'Harcourt ne faisait plus du tout l'unanimité dans les rangs de la Droite. Après avoir été incontesté, les critiques et les insatisfactions s'étaient multipliées. D'autres candidatures de Droite avaient été envisagées pour une échéance normale. Le bouleversement du calendrier avait pris tout le monde de court, mais les insatisfactions ne s'étaient pas tues pour autant. L'usure, celle qui produit les chutes, était là.

Dans ce contexte, la présentation d'une jeune candidate du Parti Socialiste Laurence Dumont a amplifié la crise de reconnaissance du sortant. En d'autres temps, non pas seulement dans les déjà lointaines années 1960, mais même au début des années 1980, c'eut été une candidature de témoignage, comme la Gauche en a fait tant dans les circonscriptions du bocage, faisant les plaisanteries des cafés de marché hebdomadaire. La prime au sortant aurait conforté le notable reconnu et peu contesté. Jeune femme contre cacique local, la représentation politique a été rattrapée par la société en 1997.

 

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En de nombreuses circonscriptions, des candidates nouvelles venues ont bousculé les sortants. Certes, elles étaient portées par la vague nationale de Gauche, mais cela exprime à ces Législatives un brusque rattrapage de la représentation politique par la société. Une sorte de réparation d'anachronisme. Ces femmes ont donné la possibilité d'une représentation à une moitié de la population dont le genre était, de façon totalement anachronique, quasi-absent de l'Assemblée Nationale. L'occasion, parfois présentée dans le passé, a cette fois été saisie par l'électorat. Soixante-trois élues, 10 % de l'Assemblée, c'est la première fois depuis l'éligibilité accordée en 1944 que le seuil des 10 % est passé. Soixante-trois élues, cela représente presque le double de 1993 où elles étaient 35. Une sorte de maturation de la question dans l'esprit public, dont les démarches pour une meilleure parité des sexes dans la représentation politique qui se sont multipliées ainsi que les dispositions légales prises l'hiver 1999/2000, témoignent. Avec ces 10,9 % d'élues au sein de l'Assemblée, la France double la représentation de la dernière Assemblée, mais reste néanmoins en avant-dernière position devant la Grèce parmi les pays de l'Union Européenne. En Grande-Bretagne, les élections législatives du mois précédent qui avaient vu une nette victoire du Parti Travailliste emmené par Tony Blair, le nombre d'élues était passé de 62 (identique à celui atteint en juin 1997 en France) à 120, dépassant la centaine pour la première fois. Dans l'élection française, la féminisation la plus forte est celle du groupe socialiste qui présentait 27 % de candidates dans les 577 circonscriptions, en a 42 d'élues, contre 11 en 1981 et 4 en 1993, constituant ainsi le groupe le plus féminin de la Ve République.

C'est ainsi que François d'Harcourt, député du Calvados, est tombé et qu'une jeune candidate encore peu connue dans le département a fait tomber dans l'escarcelle de la Gauche, la circonscription de Bayeux.

Tous ces ingrédients ne se sont pas nécessairement retrouvés dans les départements de l'Ouest où les changements de députés ont été importants lors de ces législatives, mais le premier d'entre eux a joué partout : le pays réel, la répartition de la population, l'étalement urbain ont suffisamment évolué pour que le couplage institutionnel et politique établi au travers du découpage des circonscriptions enregistre des changements brusques. Ces renversements des effets du découpage Pasqua s'est produit dans le Calvados, la Sarthe, la Loire-Atlantique et le Finistère, il ne s'est pas produit en Ille-et-Vilaine, il n'y a en la matière aucune sorte de mécanique obligatoire. La combinaison du niveau d'influence, de rapport de force Droite/Gauche, la crédibilité personnelle du sortant ou du candidat, l'évolution de la figure du notable avec l'évolution des territoires et des populations qui y vivent, produisent au final ce résultat. Le fait à souligner est qu'en 1997, l'un de ces facteurs a franchi un seuil. L'armature urbaine, la péri-urbanisation, puis l'étalement urbain, le contenu économique et social du rural ont suffisamment évolué depuis deux décennies pour que la tonalité dominante d'une circonscription puisse glisser ou se modifier et sortir de sa trajectoire traditionnelle. C'est ainsi que l'on peut comprendre comment des circonscriptions des départements de l'Ouest ont non seulement pour les formations de Gauche rattrapé une moyenne nationale alors que dans les configurations antérieures elles étaient très en deçà, mais constituent des points avancés, dépassent la moyenne nationale et constituent des points d'appuis forts, dépassant largement les isolats géographiques qui préexistaient.


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