Présidentielles de 1981 et 1988 : Mitterrand tire la Gauche

Auteur : Pascal Buléon


Au début des années 1970 la Gauche a franchi un seuil par rapport à ses résultats des présidentielles de 1965. L'année 1973 marque un point d'inflexion qui ouvre la période où nationalement la Gauche peut disputer le pouvoir, et où dans l'Ouest le rattrapage du profil national s'accélère.

Lors de l'élection présidentielle de 1974, le réajustement entre Gaullistes et Centristes s'est poursuivi. L'opération de J. Chirac, affaiblissant la candidature de J. Chaban Delmas et préfigurantla transformation de l'UDR en RPR, a rencontré de l'écho dans l'Ouest. Des élus Gaullistes du Finistère (G. de Poulpiquet notamment), se sont prononcé pour Giscard d'Estaing. La mouvance centriste a repris une marge de manoeuvre dont nous avons montré qu'elle s'était élargie au travers des législatives de la décennie 1970. Les conflits, sans nul doute ont contribué à éroder les scores des deux candidats, ainsi le score de second tour de V. Giscard d'Estaing n'a-t-il pas bénéficié d'une mobilisation supplémentaire de l'électorat, à la différence de F. Mitterrand.

F. Mitterrand en Bretagne, a cumulé au premier tour les scores du PS, du PC et du PSU de 1973. Un seul département les Côtes du Nord s'est trouvé légèrement supérieur à la moyenne nationale, les autres ont oscillé entre 33 et 37 %. Au second tour, la structure du vote a été la même, quelques points au-dessus, résultats des reports et d'une mobilisation électorale forte. F. Mitterrand a dépassé les 50 % dans les Côtes du Nord.

Avec V. Giscard d'Estaing, la Droite est restée nettement majoritaire 57,9 % soit 7 points de plus que les 50,6 % de la moyenne nationale. En Normandie et en Pays de la Loire, la majorité de V. Giscard d'Estaing est demeurée très forte.

1981 marque un seuil supplémentaire. Toutes les zones principalement urbaines et périurbaines qui avaient porté la progression du vote Mitterrand en 1974 accentuent cette orientation et s'élargissent par taches aux zones rurales. Cette modification est à l'oeuvre, non seulement dans l'Ouest mais dans d'autres régions françaises, en même temps que les bases territoriales d'influence anciennes sont en cours de modification. Pendant que l'Ouest poursuit sa trajectoire de rattrapage du profil national, le Sud-Est suit un chemin inverse et commence d'accorder de plus en plus des scores importants à la Droite. Le territoire traditionnel d'influence forte de la Gauche était du "Nord" et du "Sud", celui de la Gauche mitterrandienne gagne à l'Ouest et s'affaisse au Sud-Est.

La configuration du premier tour de 1981 est différent de 1974. Deux principaux candidats à droite V. Giscard d'Estaing et J. Chirac, avec à leur côté les candidatures dissidentes de M. Debré et M.F. Garaud. A Gauche, à la différence de 1974, F. Mitterrand représente au premier tour le seul parti Socialiste, G. Marchais est candidat pour le Parti Communiste, plusieurs candidatures de Gauche radicale ou centristes sont également présentes (A. Laguillier, A Krivine, M Crépeau, H. Bouchardeaux). Le second tour est le vrai point de comparaison Droite/Gauche dans cette situation très bipolarisée.

Dans l'ensemble national, la plupart des départements de l'Ouest demeurent parmi les plus faibles scores de F. Mitterrand et les meilleurs de V. Giscard d'Estaing. Quinze départements sont en dessous de 46,5 % pour Mitterrand, 7 appartiennent au Grand Ouest et inversement ces mêmes départements accordent plus de 53,5 % à V. Giscard d'Estaing.

Ceci ne doit pas occulter le fait que le niveau d'ensemble est exceptionnellement élevé et se traduit par l'obtention de la majorité absolue par F. Mitterrand à l'échelle nationale, ni le fait que le rattrapage de l'Ouest par rapport à la situation nationale se poursuit.

Dans l'ensemble de l'Ouest, comme au niveau national, les bons reports internes à la Gauche, les reports des écologistes et le bénéfice d'une mobilisation électorale d'entre deux tours font presque doubler le score de premier tour de F. Mitterrand et approcher la barre des 50 %.

En Bretagne, de second tour à second tour, F. Mitterrand gagne plus de 7 points entre 1974 et 1981. Les Côtes du Nord (55,5 %) sont au-dessus de la moyenne française, la Loire- Atlantique l'approche avec 49,9 % (52,2 %). Dans tous les départements bretons la progression est supérieure à 5 points. Valéry Giscard d'Estaing reste en tête en Bretagne (50,8 %) mais d'une très courte tête (35.000 voix). Comparé à son résultat de 1974, V. Giscard d'Estaing a perdu 7 points, alors qu'au niveau national son recul est de 2,9 points. On mesure ainsi la contribution de la Bretagne au rattrapage de l'Ouest et à la progression de F. Mitterrand. Dans de nombreuses villes moyennes les scores sont élevés pour F. Mitterrand : 61 % à Landerneau, 69,7 % à Vitré, 61 % à Fougères, 60 % à Vannes pour n'en citer que quelques-unes unes.

En Basse-Normandie, V. Giscard d'Estaing demeure majoritaire dans les trois départements, Manche, Orne, Calvados, mais l'érosion est très sensible entre 1974 et 1981. De très nombreuses communes rurales lui avaient accordé des scores spectaculaires de plus de 70 à 80 % en 1974, leur nombre demeure important, mais s'est fortement réduit. A l'inverse, en auréoles autour des zones urbaines le vote de F. Mitterrand a progressé très largement. Au total, il gagne plus de 6 points d'un second tour à l'autre. L'arrondissement de Caen, représente à lui seul 30 % du total des voix Mitterrand de la région, on mesure encore la concentration urbaine de ce vote.

1988 marque tout à la fois le mûrissement de l'évolution du vote présidentiel et déjà les débuts d'une période nouvelle de laquelle nous ne sommes pas encore sortis. En 1988 le vote est l'expression d'un rapport Droite/Gauche et un vote mitterrandien. C'est le propre et la raison d'être de l'élection présidentielle au suffrage universel que d'être "un rapport singulier d'un homme avec le peuple" selon l'esprit de la constitution. Aussi la dimension personnelle du vote n'est-elle pas une surprise, elle fut taillée à la mesure de C. de Gaulle, F. Mitterrand qui l'avait fustigée et combattue en son temps, l'endossa à sa manière.

Cette double dimension est donc une constante de l'élection présidentielle. Elle se révèle être particulièrement présente pour le sortant qui se représente. Ceci n'est pas pour surprendre. Valéry Giscard d'Estaing en avait bénéficié, mais en 1981 était opposé à la tendance de fond de la poussée des votes de Gauche et d'une volonté de changement de régime, le flux était trop fort. F. Mitterrand en a pleinement bénéficié en 1988. A l'échelle nationale ses zones d'appui se sont à la fois modifiées, renforcées et multipliées.

Modifiées car le Sud-Est lui fait défaut, alors qu'il constituait depuis plusieurs décennies une zone d'influence privilégiée de la Gauche, tout le Nord rejoint le niveau du vieux bastion du Sud-Ouest, et l'Est, à l'exception de l'Alsace, comme l'Ouest, accordent des progressions importantes.

Renforcées, car le nombre des suffrages, y compris dans ses zones traditionnelles est substantiellement augmenté. Multipliées, car le nombre de départements qui lui sont nettement acquis est plus important.

L'Ouest qui participe à cette évolution illustre cela, ou plutôt on peut lire à l'échelle infra régionale la construction de ce processus qui marque le sommet électoral d'une association de votes de Gauche et de votes en faveur du président en place. Il y a là l'expression d'un vote légitimiste, qui fut sans doute accentué par la personnalisation de la campagne et l'absence de débats programmatiques.

Soulignons premièrement que le Grand Ouest, comme l'ensemble français, accorde au président sortant des suffrages plus importants au second tour en 1988 qu'en 1981. Deuxièmement, alors que la totalisation des voix de Gauche est nationalement en retrait au premier tour de 1988 sur 1981 (-1,9 %), c'est l'inverse qui se produit dans l'Ouest (ainsi + 2,8 % en Bretagne entre 1988 premier tour et 1981 premier tour). Le même mouvement sur le premier point et le mouvement inverse sur le second se traduit encore une fois par un rapprochement du profil du Grand Ouest de celui de l'ensemble national et un resserrement de l'écart Droite/Gauche. Ce mouvement caractérise l'Ouest pendant toute la décennie 1980.

Ainsi en Bretagne, dans deux départements où la Gauche était faible jusqu'en 1981, le Morbihan et l'Ille-et-Vilaine, elle progresse au premier tour de 6,3 % et de 4,1 %. L'Ille-et-Vilaine comptabilise plus de voix de Gauche que le Finistère ce qui était une situation inédite. Donnent ici tous leurs effets, les processus d'extension urbaine, de modification des structures sociales, et des comportements électoraux dont j'ai proposé une interprétation précédemment.

Au second tour, F. Mitterrand obtient 55 % en Bretagne soit 1 point de plus que la moyenne française, et a franchi la barre des 50 % dans tous les départements. A l'inverse J. Chirac est en retrait d'un point sur sa moyenne nationale (45,9 %).

En Basse-Normandie, région qui avait connu une des plus fortes progressions du vote Mitterrand en 1981, un département, le Calvados, dépasse également la moyenne nationale de vote Mitterrand (55,8 %). Les cartes de résultats du second tour à l'échelle communale font apparaître un élargissement très spectaculaire des votes majoritaires Mitterrand et un rétrécissement des votes majoritaires Chirac.

La comparaison 1974-1988 est très contrastée. Les principales villes sont restées des points d'ancrage, ceux du début des années 70, Caen, Cherbourg, mais l'ancrage s'est renforcé. Les villes moyennes les ont rejoints et parfois même dépassés : Argentan 63 % des exprimés en faveur de F. Mitterrand, Falaise 60 %, Flers 59 %, Saint-Lô 56 %. les zones rurales sont devenues plus perméables à leur tour. 1988 marque avec le résultat équilibré entre J. Chirac et F. Mitterrand sur le plan régional, la fin de la majorité sans partage de la Droite dans cette région.

Aboutissent ici deux processus que nous avons relevés précédemment : l'un national relevant de la capacité d'attraction des partis, qui joue dans l'Ouest également, l'autre plus particulier à l'Ouest, de relations entre changement social-changement spatial et changement électoral.

Le Parti Socialiste a attiré à lui tout au long de la décennie 1980, une part importante de l'électorat du PCF, de la Gauche radicale du début des années 1970, de l'électorat écologiste, d'une part l'électorat gaulliste du début des années 1970, et d'une part de l'électorat centriste. Il est ainsi devenu dans la décennie 1980, le parti pivot, à 25 % - 30 % de la vie politique française, jouant le rôle du parti Gaulliste des années 1960. L'élection de F. Mitterrand a accentué le phénomène en 1981, puis l'a démultiplié à l'élection présidentielle de 1988, allant très au-delà des capacités d'attraction propre du Parti Socialiste. Est apparu ainsi un vote Mitterrand relativement dissociable du vote Parti Socialiste. Les législatives de 1988 suivant immédiatement l'élection présidentielle en ont donné confirmation.

F. Mitterrand a capté ainsi plus nettement dans l'Ouest qu'en France - l'Est de la France a sur ce point des ressemblances - un électorat centriste dès le premier tour. Citons quelques exemples arithmétiques : dans le Calvados au premier tour de 1988, alors que J. Chirac est stable par rapport au premier tour de 1981, R. Barre réalise 11 % de moins (soit 30.000 voix), que V. Giscard d'Estaing, alors que F. Mitterrand gagne 10 %, le même phénomène s'observe dans la Manche.

Le second tour a amplifié encore ce phénomène de polarisation, jouant des dissensions à Droite, et des reports substantiels de votes protestataires qui s'étaient portés sur J.M. Le Pen au premier tour et étaient revenus sur F. Mitterrand au second tour.

Le second processus, dont nous avons précédemment exposé l'hypothèse d'explication, est celui de la "portance" plus forte de la population jeunes, employées, cadres moyens et ouvrières urbaines, périurbaine du vote de gauche au cours de deux décennies 1970 et 1980 dans les villes et le périurbain de l'Ouest, puis de la pénétration de l'influence, très marginale jusqu'alors dans les zones rurales.

L'élection de 1988 parachève ces processus sur le plan des élections nationales, nous allons voir que les élections locales sous des formes légèrement différentes y font écho. En même temps 1988 est le dernier point haut de ce processus lors d'une élection nationale dans cette décennie et ne sera égalé que dix ans plus tard, dans un autre contexte politique.

Le "rattrapage" que connaît l'Ouest se poursuit l'année suivante lors des élections locales. Mais l'entrée dans les années 1990 le verra se tasser, marquée par l'évolution nationale où domine la désaffection à l'égard du Parti Socialiste, parti au pouvoir, mais également à l'égard de toutes les formations traditionnelles, ainsi que la montée de l'abstention.

L'Ouest suit cette tendance nationale, à cette différence près que le recul de la Gauche en général, du PS en particulier sera moindre, contribuant encore au rapprochement des profils électoraux. Les échéances électorales futures verront nécessairement se modifier la relation établie entre la progression de la Gauche dominée par le Parti Socialiste et les changements sociaux et spatiaux dans l'Ouest au cours des décennies 1970 et 1980. En cela l'année 1988 avec l'élection présidentielle et les élections législatives et cantonales qui la suivent, marque l'aboutissement de la forme qu'avait pris ce processus dans les deux décennies précédentes.


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