L'année 1998 voyait se profiler les dernières élections locales de la décennie. En mars, comme il en est presque de coutume dans le calendrier électoral, simultanément ainsi que la pratique petit à petit s'en installe, se tenaient les élections régionales et les élections cantonales. Ce dispositif reproduisait celui de 1992, à l'entrée de la décennie. C'est le seul trait commun. 1998 est l'opposé symétrique, le pendant politique de 1992. La lecture de l'architecture politique de la décennie que nous avons proposée précédemment le fait ressortir.
Le couplage Régionales / cantonales de 1998, confirme une évolution qui s'était déjà affirmée en 1992 : les Régionales ont petit à petit pris une place politique grandissante. D'abord parce que la Région apparaît aux yeux des électeurs comme une pièce importante, identifiable des dispositifs institutionnels qui règlent leur vie, ensuite parce qu'elles apparaissent justement comme un lieu d'enjeux et de confrontations politiques où les électeurs et les partis s'investissent. En 1986, lors des premières élections régionales au suffrage universel, elles s'étaient trouvées totalement éclipsées par les Législatives qui se tenaient le même jour. En 1992, les cantonales qui ne représentent pas le même enjeu que les Législatives étaient déjà passées au second plan. En 1998, les Régionales supplantent de manière encore plus nette les cantonales. Au cours des trois à quatre décennies précédentes, les cantonales, avec la particularité de ne concerner que la moitié de l'électorat à chaque fois, concentraient en même temps une élection locale très personnalisée, la figure du notable de la République rurale, et un exercice de rapport de forces national, Gauche - Droite, opposition - gouvernement. Elles conservent ce rôle nous l'avons vu dans la décennie 90, mais le couplage aux élections régionales le transfèrent presque totalement. C'est un des signes pratiques et symboliques de l'affirmation de la puissance de la Région, institution jeune, de son rôle dans la gestion territoriale française et européenne, face à la vénérable institution du Département dont le mode d'élection n'a que peu varié depuis la fin du XIXe siècle.
Il y a matière néanmoins à relativiser le degré de pénétration réelle dans la population de la prise en compte rationnelle de l'importance du vote aux Régionales et de l'investissement affectif dans cette élection. Deux critères invitent à la réflexion : la participation tout d'abord qui est un cran au-dessous des Européennes, systématiquement la plus faible des élections françaises. On peut aussi plaider la jeunesse de ces élections, c'est certainement une des raisons, il n'en demeure pas moins que si la première édition, celle de 1986, a été « tirée » par les Législatives, très disputées, à près de 80 % de participation, les deux autres éditions ont atteint plus de 30 % et plus de 40 % d'abstention. Le second critère qui conduit à rester mesuré sur le degré d'appropriation de cette institution et de son élection est la connaissance du mode d'élection. Dans un sondage de début mars 1998, quelques jours avant l'élection, réalisé par l'institut IPSOS, 44 % des français interrogés savaient que les élections régionales se jouaient en un tour et 50 % pensaient qu'il y en avait deux. La diversité des modes de scrutin peut certainement tromper quelque peu la masse de l'électorat, la combinaison le même jour d'une élection d'assemblée régionale à la proportionnelle en un seul tour sur scrutin de liste départementale, et d'une élection d'assemblée départementale renouvelée par moitié, sur scrutin uninominal à deux tours par circonscription cantonale peut sans nul doute créer confusion et dérouter son monde.
La faible antériorité de cette élection peut en partie l'expliquer, quoique l'ancienneté du scrutin cantonal ne renforce pas cette explication. Il n'en demeure pas moins que l'appropriation de l'élection régionale par la masse de la population n'est sans doute pas encore très forte, que cela représente un enjeu de la res publica, la chose publique. L'appropriation est sans nul doute plus faible que la résonance que les médias lui ont donnée. Le rôle des médias étant devenu central dans la construction de l'opinion et dans l'image qui lui en est renvoyée, il est assez raisonnable de formuler l'hypothèse que la mise sur le devant de la scène, en tant que test d'affrontement politique, est au moins autant un effet du regard porté par les médias que de la perception par l'électorat. Le phénomène une fois enclenché, il devient évidemment difficile de démêler l'un de l'autre. Les Régions ont l'intérêt pour les médias, de constituer des unités plus vastes, plus homogènes, plus traitables que la marqueterie des cantons. Elles mettent en jeu des présidences avec des personnalités politiques la plupart déjà connues des épisodes à suspens. La convergence de l'importance croissante du rôle des régions dans la gestion du territoire et du traitement médiatique, sans doute devançant l'appropriation par une large part de la population, a conduit à cette situation d'élection à enjeu politique croissant.
Le contexte national des élections régionales de 1998, comme toute la seconde partie de la décennie est celui d'un timing perturbé. Elles ne sont pas à la suite de la Présidentielle de 1995, mais à la suite des Législatives anticipées de l'année précédente. Ce ne peut être ni une confirmation, ni un message d'après présidentielle. Elles sont presque dans la foulée des Législatives. Celles-ci tenues à la fin du printemps, l'été n'étant jamais le moment d'évolution rapide de l'opinion, l'automne est à peine passé que la campagne des Régionales s'est déjà engagée.
Les motivations affichées par l'électorat demeurent avec constance les mêmes. Comme en 1992, la préoccupation qui revient invariablement en première position est l'emploi, suivent l'éducation et l'environnement. A ces préoccupations qui sont aussi bien du quotidien que de la politique générale, vient s'ajouter dans les réponses « la situation nationale », celles des équilibres et des orientations politiques. A un sondage du 8 mars 1998, quelques jours avant le scrutin, 65 % des électeurs de Gauche ont avancé que le critère qui les déterminerait serait la situation économique et sociale. Cette préoccupation n'aura cessé de s'affirmer et de se renforcer tout au long des deux dernières décennies. On ne dira jamais assez combien la préoccupation du travail, dans un pays où le taux de chômage reste à un niveau endémique au-dessus de 10 % des actifs, depuis 20 ans, aura été à la source de comportements politiques aussi différents que la forte participation pour élire un président porté par la Gauche, pour élire une Assemblée de cohabitation, puis pour élire un président porté par la Droite, que la désaffection électorale, que la poussée du Front National, la progression des Verts, l'assemblée bleue horizon de 1993, la crise sociale de décembre 1995, et l'inattendue résurrection d'une Gauche plurielle en 1997. A la fin de la décennie 90, dans un scrutin régional, l'emploi reste la première préoccupation.
Le climat politique généré par ces préoccupations et la capacité de réponse des partis qui se sont succédés au gouvernement, est celui qui s'est installé dans la fin des années 80 et le début des années 90. Le désarroi et la désaffection d'une partie des électorats des principaux partis sont toujours forts. L'abstention est une dimension toujours présente, rampante, chronique. La perte de crédit des grands partis se manifeste principalement par une poussée du Front National qui n'a guère faibli depuis 1992 dans les scrutins nationaux comme dans les scrutins locaux.
Le contexte politique des élections régionales est marqué par un double repère : celui de la situation nationale du moment - dont on a vu qu'elle est un critère de détermination important des électeurs - et les rapports d'influence Droite/Gauche, directement issus des élections législatives de 1997, et celui de la situation des régions issues de 1992, où toutes sauf deux sont présidées par la Droite.
L'écart entre ces deux repères a fait le fond de la courte campagne électorale, du jeu de constitution des listes, et des différents positionnements.
On aboutit ainsi à une situation un peu paradoxale : une forte nationalisation du vote dans des régionales. Les questions des régions sont traitées, mais imbriquées dans les enjeux et forces nationales. Ce qui n'est somme toute que l'expression de la réalité. Les options régionalistes sont quasi-absentes des débats, il n'y a qu'en Corse que les orientations nationalistes rencontrent un écho électoral. Pour autant les identités régionales, les revendications de différenciation ne sont pas totalement gommées. Elles s'expriment dans tout le spectre d'opinion, depuis le Front National, les listes de Chasse, Pêche, Nature et Tradition, les listes de Droite, de Gauche, jusqu'aux Verts, intégrant une reconnaissance de l'identité locale, mais ancré dans le vote national.
La nationalisation du vote aux Régionales est une des formes de l'homogénéisation relative du vote qui a été une des tendances lourdes de l'opinion tout au long des quatre décennies. En même temps coexistent l'affirmation de nouvelles différenciations régionales. Ces élections régionales seront encore une fois à la fin de la décennie, l'occasion de voir apparaître les différences régionales s'exprimant sur des partis et des enjeux nationaux.
Cette affirmation des différences passe par la multiplication des listes. Le mode de scrutin y incite, 10 % des voix peuvent laisser espérer un siège à l'Assemblée régionale. 801 listes sont enregistrées en France Métropolitaine pour 22 régions, et 860 avec les Départements d'Outre-Mer. Dans l'Ouest, 110 listes pour les trois régions, soit 4 de plus qu'en 1992. Il y a profusion.
Deux des présidents sortants des régions de l'Ouest ne se représentent pas : Yvon Bourges en Bretagne, et Olivier Guichard dans les Pays de la Loire. René Garrec se représente en Basse-Normandie. Les dissonances et les personnalités qui tentent leurs chances sont un peu amplifiées à Droite, compte tenu du contexte politique. Deux listes en Loire-Atlantique, Ille-et-Vilaine, Calvados, Manche et Mayenne, trois en Maine-et-Loire. A Gauche, le même contexte politique et la volonté de sortir du puits de 1992 les a minimisées sans les faire disparaître. Le Maine-et-Loire a quatre listes de Gauche, l'Orne deux, les Verts se présentent seuls dans le Finistère et la Manche. Cinq listes de chasseurs sont présentes, en Ille-et-Vilaine, dans les Côtes d'Armor, en Loire-Atlantique, dans l'Orne et le Calvados.