Edouard Balladur, le chef de la majorité législative, réalise 18,58 % et arrive en troisième position. Jacques Chirac, avec qui le conflit de leadership s'est envenimé tout au long de la campagne, le bat de 700.000 voix et obtient 20 %. La grande surprise vient de la Gauche : Lionel Jospin sort en tête du premier tour avec 7.000.000 de voix et 23,3 %. Les deux candidats qui chacun à leur manière ont effectué une traversée du désert, dans les deux années qui ont précédé, s'imposent en tête du scrutin. D'une gauche politique à terre deux ans auparavant, la candidature Jospin arrive à rassembler suffisamment pour drainer un quart des exprimés et la première place au premier tour.
Les Ecologistes réalisent un faible score avec 3,3 % à Dominique Voynet. L'horizon de 1992 est bien loin, la multiplicité des candidatures dans les élections précédentes, les scissions qui ont brouillé leur perception dans l'électorat, et de nouveau le jeu du vote utile les ramènent à ce bas niveau. Le PCF a cessé de reculer, mais reste lui aussi à un faible niveau à 8,6 %, talonné par le vote Laguiller 5,3 %. Si le candidat PS est à 23 %, le total des candidats de Gauche n'atteint pas 40 %. La surprise du résultat Jospin n'efface pas pour autant le recul des scrutins précédents.
A Droite, le développement du conflit Balladur - Chirac et les positionnements des différents responsables politiques ont progressivement fait du RPR Balladur un candidat "UDF" et fait se recaler Jacques Chirac sur un électorat RPR habituel. Une enquête CSA sortie des urnes donnait 59 % de l'électorat Baladur issus de l'UDF et 22 % issus du RPR ; quel que soit le correctif à apporter aux proportions, il demeure ce mélange des électorats des deux grandes formations de Droite. Il comprend une base RPR mais contient plus d'UDF. La géographie de ces résultats le montre, le vote Balladur a une répartition plus proche du vote Barre de 1988, les mêmes points forts et une surface plus vaste qui l'amènent à deux points de plus (16,5 % pour Raymond Barre en 1988). Tout l'Ouest, des franges de l'Ile de France jusqu'à la Bretagne lui est particulièrement favorable, les bordures Est de la Meurthe et Moselle jusqu'au Var en passant par l'Alsace, le Jura et les deux Savoie, Paris, le Rhône et les bords Sud-Est du Massif Central, Ardèche, Lozère, Aveyron, lui accordent de bons scores. Il fait ses meilleurs résultats à plus de 25 % en Mayenne et Maine et Loire.
Jacques Chirac, avec une moyenne supérieure dans la plupart des départements, réalise ses meilleurs résultats à Paris, en Ile de France et dans la partie Ouest du Massif Central, de la Creuse à la Lozère. Au-delà de ces points forts, les départements à densité urbaine faible en moyenne lui accordent ses meilleurs scores. Le lien entre la Droite et les agriculteurs est une relation forte de la sociologie et de la géographie politique française. Le poids des agriculteurs dans la société française n'a cessé de diminuer mais la relation politique demeure. Il y avait 1.650.000 agriculteurs exploitants en 1975, il en restait 998.000 en 1990, et l'estimation de 1998 était de 700.000. Les études publiées au cours de la dernière décennie montrent que les agriculteurs votent majoritairement - de 67 à 85 % selon les scrutins - à Droite et au Centre Droit. Ce lien a profité au RPR en 1995, Chirac disposant d'une côte personnelle depuis son passage à l'agriculture et au développement rural de 1972 à 1974. Une enquête BVA réalisée le 7 mai à la sortie des urnes fait apparaître que 77 % des agriculteurs se sont prononcés en faveur de Jacques Chirac. C'est la CSP, avec les artisans, la plus tranchée dans son choix.
Les deux leaders de la Droite traditionnelle voient leur électorat littéralement rongé par Jean-Marie Le Pen. Le Pen réalise avec 4.500.000 voix et 15 % des exprimés le meilleur score que lui-même ou le Front National ait jamais réalisé jusqu'alors. Ne pesant rien en 1974 (0,7%), il dépasse de trois points les 12 % des Législatives de 1993 et améliore ses 14,4 % des Présidentielles de 1988.
Ces 15 % de l'électorat national sont le produit d'un vote présent partout jusqu'à un certain niveau (plus ou moins 7 à 9 %), multi-terrains sociologiques, rural comme urbain et d'un vote plus fort au-dessus de sa moyenne nationale, l'amenant parfois au-delà de 20 %, coupant presque le territoire en deux, entre l'Est et l'Ouest. Jean-Marie Le Pen arrive en tête dans le Bas-Rhin (25 %), le Haut-Rhin (24 %), la Moselle, le Vaucluse (23 %), le Var, les Bouches du Rhône et la Loire, ainsi que dans de nombreuses villes dont Tourcoing, Mulhouse, Toulon, Perpignan ou Marseille. Selon une enquête BVA réalisée le 23 avril à la sortie des bureaux de vote sur les profils sociologiques des électorats, 27 % des ouvriers sondés auraient voté Le Pen. Cela représente la plus forte proportion, Jospin en recueille 21% et Hue 15 % comme Chirac. La progression est significative dans cette couche puisque la même mesure en 1988 lui accordait 16 %. Parmi les électeurs qui ont le sentiment d'être défavorisés, 34 % ont voté Le Pen soit le double du suivant immédiat Jospin avec 17 %. Le vote du Front National est construit sur l'inquiétude, le délaissement, les problèmes matériels de toutes natures. Il prospère particulièrement dans les villes et les départements d'habitat dense, aux reconversions et problèmes d'emploi difficiles, aux conditions de logements issus de l'urbanisation bon marché des années 1960-1970. La recherche d'un bouc émissaire à ses difficultés de vie, la xénophobie latente et les tracas d'une insécurité de petite délinquance, construisent le cocktail disparate du vote Front National. Les campagnes viticoles du Bas-Rhin et les vallées industrielles des départements de la Loire ou les faubourgs de Tourcoing ont peu à voir. Ils produisent pourtant des scores Front National élevés. Les entretiens menés par la presse à l'occasion de cette élection ou par des chercheurs sur un temps plus long, font ressortir ces traits composites, contradictoires, que la formation d'extrême droite intègre de façon attrape-tout. Un ancien ouvrier retraité et sa femme, ayant élevé les enfants déclarent : " on en a marre, ma fille avait un CES dans une maison de retraite, la mairie avait promis de la garder, mais ils ont pris un Arabe à sa place (...). Ils volent sans arrêt. Ils viennent de faire six garages, on ne peut pas laisser notre voiture dehors (...). Sur le chômage, je ne pense pas que Le Pen améliore grand chose (...). Ce n'est pas pour lui qu'on a voté, c'est pour avertir : on veut que les hommes politiques prennent nosproblèmes en considération, on veut qu'ils nous écoutent ". Ils vivent dans la Loire, dans la vallée qui mène de Rives de Giers à Firminy, où les mines de charbon et la sidérurgie a fermé. Dans la ville de Chamboir Feugerolles, le Front National a réalisé 33,4 %. Cet exemple pourrait être reproduit d'assez près dans la plupart des départements où le Front National a fortement progressé. Ce nouveau seuil atteint par le Front National reste le fait marquant du premier tour de la Présidentielle de 1995, par delà l'arrivée inattendue en tête de Lionel Jospin et la bataille acharnée entre Edouard Balladur et Jacques Chirac, car il révèle les terribles fragilités politiques et sociales d'une partie de la société française.
Le second tour voit Jacques Chirac l'emporter avec 52,63 % des voix, mieux que Valéry Giscard d'Estaing en 1974 (50,8 %), mieux que François Mitterrand en 1981 (51,80 %), mais moins bien que le même Mitterrand en 1988 (54 %). Jacques Chirac arrive en tête dans deux tiers des départements. Ses zones de meilleurs scores sont le Rhône et le Sud Est, l'Alsace, une part de la région parisienne et l'Ouest intérieur de la Manche à la Vendée.
Une ligne de la Manche à la Vendée marque la crête des scores de Jacques Chirac à plus de 55 % lors de ce second tour des élections présidentielles. Comment situer l'évolution de l'Ouest dans ce scrutin ? Ce bon score de second tour est-il l'image politique de cette partie du territoire ?