Le point d'inflexion dans cette évolution politique venue du début de la Cinquième République, est l'année 1973. Non qu'il se produise des événements extraordinaires en 1973. Rien de tel, rien qui ressemble au choc de 1968, mais qui lui, justement, n'a eu aucune traduction immédiate en termes de changement électoral.
Par contre dans l'année 1973, des évolutions en gestation la décennie précédente éclosent, des indices de nouveautés qui se développeront au cours des deux décennies suivantes, apparaissent.
De telles années charnières portent encore l'ancien ordre des choses, s'en défont en partie, et montre déjà l'agencement nouveau qu'elles font éclorent. Dans toutes les sphères d'activités sociales, on peut repérer de telles années charnières. La mise en évidence de tels points d'inflexion suppose une approche qui s'efforce de lire des tendances majeures, des ruptures, des émergences, l'affirmation de nouvelles tendances dans l'évolution des sociétés, dans une cohérence historique globale à l'opposé de courants actuels, déniant toute continuité ou toute issue historique dans l'évolution économique, artistique, culturelle, politique. Plus le point d'inflexion touche simultanément différentes sphères d'activités, plus l'inflexion devient importante, et implique des chargements de plus vaste ampleur, extension, et durée de temps. Peter Taylor s'est efforcé de faire une démonstration de ce type sur l'année 1945. J. Attali dans une toute autre période, sur l'année 1492. Là, un événement dateur est le signe extérieur visible de changements profonds en route les années antérieures.
1973 n'a pas du tout cette ampleur. Le point d'inflexion est strictement national et ne concerne que la sphère politique électorale, mais il lance une dynamique qui marquera les deux décennies suivantes, façonnera les présidentielles de 1981, aboutira à celles de 1988 et aura recomposé les représentations politiques locales jusqu'à la date butoir des municipales de 1989. Cette dynamique viendra mourir sur les premiers scrutins de la décennie 1990, les cantonales de fin 1992 et les législatives de 1993 qui en marquent la fin.
En 1973, la crise du régime présidentiel gaulliste, les effets différés de la radicalisation politique de 1968, le haut niveau de conflits sociaux (plus de trois millions de journées de grève par an, ce qui est un haut niveau historique), et l'usure du personnel politique en place, produisent à la fois un changement d'équilibre entre la Droite et la Gauche et un changement d'équilibre au sein de la Droite et de la Gauche.
Ce point d'inflexion de 1973 et ces changements d'équilibre sont particulièrement sensibles dans le Grand Ouest. On pourrait juger ceci paradoxal, ce ne l'est pourtant qu'à première vue. En effet, précisément parce qu'il existe à la fin des années 60 un fort écart entre le Grand Ouest et la moyenne française, les modifications sont particulièrement sensibles. Les changements sont très nets, même s'il existe encore en 1973 un décalage entre l'ensemble national et le Grand Ouest.
Le changement d'équilibre Droite/Gauche est avant tout national. Le rapport Droite Gauche en France s'établit en 1973 à 54/45 ; Le Grand Ouest est encore en net décalage, mais avec 65 points pour la Droite et 34 pour la Gauche, a franchi un palier par rapport à la décennie précédente. Partant de plus bas, la progression de la Gauche est plus forte que nationalement : + 6 % dans le Grand Ouest contre 4 % pour la France entière. Cela s'effectue dans un contexte de mobilisation électorale forte.
Apparaissent en 1973, les premiers députés du nouveau Parti Socialiste en Basse-Normandie Louis Mexandeau à Caen, Louis Darinot à Cherbourg. En Bretagne, la Gauche totalise six élus quand elle n'en avait plus qu'un en 1958. La Gauche remonte à un niveau oscillant entre 30 et 40 % selon les régions, elle obtient des élus parlementaires en de plus nombreuses circonscriptions. Ceci est le trait principal de ce point d'inflexion de 1973.
Changement d'équilibre, également, au sein de la Droite. Les Gaullistes passent au dessous de la barre des 30 % nationalement. Ils résistent nettement mieux dans le Grand Ouest, mais la part de l'électorat attirée par les autres familles politiques de Droite s'accroît au détriment de la famille gaulliste. Le phénomène est présent, bien que moins sensible, en Bretagne, il est particulièrement net en Basse-Normandie.
A Vitré, le fils Méhaignerie reprend à un gaulliste le siège antérieurement détenu par son père. En Basse-Normandie, en 1968, le Calvados comptait 4 députés gaullistes sur 5, la Manche 5 sur 5, l'Orne 1 sur 3 ; en 1973 le Calvados et la Manche n'en comptent que deux sur cinq, l'Orne en conserve un sur deux et en Bretagne la perte en sièges est moins spectaculaire, les gaullistes ne perdent que 2 sièges, mais le recul en voix et en pourcentage (6 points) est significatif.
L'ouverture d'une nouvelle période de rapports d'influence électorale en 1973 s'accompagne de l'apparition sur la scène politique de nouveaux responsables politiques qui vont jouer un rôle pendant les vingt années qui suivent. Beaucoup des responsables politiques du Parti socialiste, quelques uns du Parti Communiste, gagnent leur premier mandat national lors des Législatives de 1973.
Les élections de 1945 - 46 - 47, dans la foulée de la Libération avait vu apparaître une nouvelle génération de responsables politiques sortis pour beaucoup de la Résistance ou des Forces Française Libres. Ce renouvellement avait été amplifié par le caractère historique exceptionnel des lendemains d'après-seconde guerre mondiale et par l'inéligibilité de nombreux élus d'avant guerre compromis avec le régime de Vichy.
La recomposition d'une partie de la Gauche non communiste autour du Parti Socialiste d'Epinay a fait émerger de nouveaux responsables locaux. Cela vaut pour toute la France, cela prend dans l'Ouest une dimension particulière surtout en Bretagne avec la radicalisation à Gauche de courants chrétiens, dont les plus lointaines racines peuvent peut-être attribuées au mouvement du Sillon. Ces courants chrétiens au travers notamment des organisations de jeunesse JAC - JOC - JEC constitueront un des apports originaux de la Gauche montante dans les années 70. Cette "deuxième Gauche" par opposition à la tradition laïque agnostique, socialiste ou communiste a été analysée de façon approfondie par Hamon et Rotman.
Les caractéristiques particulières de ces courants dans la radicalisation à gauche en Bretagne l'ont été entre autres par Y. Lambert. En Basse-Normandie, l'apport de ces courants sera surtout visible dans le mouvement syndical, au sein d'une CFDT puissante. Il se traduira moins qu'en Bretagne ou Pays de la Loire dans la structuration du nouveau Parti Socialiste.
Sont donc élus en 1973 de nouveaux députés dont certains jouent aujourd'hui encore un rôle non négligeable dans la vie politique locale et nationale : Louis Mexandeau à Caen, plusieurs fois ministre au cours des deux septennats de François Mitterrand, Louis Darinot à Cherbourg qui a disparu plus tôt de la vie politique nationale. Tous deux n'appartenaient pas à la composante venue de la radicalisation des courants chrétiens, mais de la FGDS. Apparaissent également Charles Josselin à Dinan, futur secrétaire d'État au cours des années 80, et Louis Le Pensec à Qimperlé, plusieurs fois ministres. Trois Louis qui pèseront d'un poids certain pendant vingt années de vie politique.
L'apparition d'hommes nouveaux est surtout le fait du récent Parti Socialiste. Le PCF en produit moins, ses élus nationaux sont déjà en place, il produira de nouveaux élus locaux surtout en 1977 lors des élections locales. Lors de ces mêmes Municipales, le Parti Socialiste continuera sur la lancée. A droite, l'heure n'est pas aux hommes nouveaux, c'est même là une des raisons de son recul. L'usure du personnel politique en place depuis quinze ans est un des éléments du changement d'équilibre Droite/Gauche à ces Législatives de 1973. Il faudra quasiment attendre la fin du second septennat de François Mitterrand pour que la Droite classique renouvelle, au niveau national, une part significative de ses élus.
La première vague de renouvellement d'élus au cours de la période 70 - 90 se déclenche lors d'élections nationales en 1973, s'étend lors d'élections locales en 1977. Elle se développera ensuite au bénéfice de la Gauche par le jeu mécanique de la situation majoritaire. Une nouvelle vague de renouvellement se déclenchera au milieu des années 80, tant à Gauche qu'à Droite dans les élections locales (cantonales ou Municipales). Il s'agit là d'un renouvellement de génération ainsi que d'un ajustement du profil des élus aux attentes de l'électorat. Une troisième vague se déclenchera au bénéfice exclusif de la Droite cette fois lors des Législatives de 1993. La première et la troisième vague se conjuguent avec des modifications d'équilibre de forces électorales. Elles se font au bénéfice des partis gagnants et sont amplifiées par le mode de scrutin uninominal à deux tours. Le renouvellement d'élus entretient là deux rapports différents à l'équilibre électoral. L'absence de renouvellement, l'usure du personnel en place, la perte de capacités individuelles et collectives à être "en prise" avec la réalité, les attentes et la sensibilité de l'électorat contribue au changement d'équilibre électoral. L'obtention d'une majorité relative au second tour d'un scrutin uninominal se traduit par un nombre de postes électifs nouveaux nécessairement très important.
Le phénomène est encore amplifié par la position d'un parti autour ou au-delà de la barre des 30 % d'exprimés, ce qui fut le cas du Parti Socialiste au cours des années 80 et des Gaullistes dans les années 60. Apparaissent alors de nombreux nouveaux élus. La décantation que produit l'exercice d'un mandat et un recul de quelques points lors d'une échéance électorale font disparaître un certain nombre de ces nouveaux élus ; restent alors quelques dizaines de personnes à l'échelle nationale, quelques centaines, (voire même quelques milliers au niveau local si on prend en compte les municipalités) qui ayant émergé à l'occasion de l'une de ces vagues majoritaires, s'installent véritablement dans leur mandat et deviennent des professionnels de la vie politique. Ils structurent et donne le ton à toute une période politique.
Le changement de rapport de force électorale entre la Droite et la Gauche se double d'un changement d'équilibre au sein même de la Gauche. Le nouveau Parti Socialiste s'affirme, il dispute le leadership au Parti Communiste qui était resté, en tant que parti structuré, la principale force d'opposition tout au long des années 60. Si la concurrence apparaît nettement en termes de leadership entre les deux composantes, elle n'apparaît pas encore en terme d'électorat. La progression du Parti Socialiste s'effectue très peu au détriment du PCF en 1973. Il gagne un nouvel électorat sur la Droite centriste et gaulliste, c'est particulièrement vrai dans le Grand Ouest.
Ainsi en Bretagne, le PCF réalise un des meilleurs résultats qu'il ait obtenu dans cette région, approchant son score le plus élevé, celui de 1967. Le Parti Socialiste atteint sa moyenne française et double les scores de la FGDS de 1968. Le Centre droit en pâtit particulièrement, perdant 30 000 électeurs par rapport à 1968, les gaullistes perdent 70 000 électeurs, en baisse dans toutes les circonscriptions sauf une.
On voit ainsi s'amorcer ce qui va être la règle pendant vingt années entre 1973 et 1993, au niveau national et avec quelques particularités dans l'Ouest. Le Parti Socialiste attire une part d'électorat auparavant fixé par le mouvement gaulliste, une autre part fixée par les centristes et une autre part à Gauche par le Parti Communiste. Déplaçant ainsi le centre de gravité de l'échiquier politique français, il attire sur sa droite et sur sa gauche, et devient de cette façon le premier des partis, un parti entre 25 et 30 %.
Dans le Grand Ouest, sa marge de progression se situe peu à gauche. En dehors d'une partie du Finistère et des Côtes du Nord et de quelques zones urbaines de Loire Atlantique (St Nazaire, banlieues ouest et sud de Nantes, le sud ouest de l'agglomération du Mans), le Parti Communiste est très en deçà de ses positions nationales. Le Parti socialiste mord donc un peu sur son électorat, à partir du milieu des années 70 et en absorbe une grande partie dans les années 80, mais n'en fait pas l'essentiel de sa progression. Dans le Grand Ouest, le Parti Socialiste construit son influence sur un électorat qui accordait ses votes antérieurement à Droite pour une part, et d'autre part sur une fraction importante des nouveaux votants.
Ceci est une dimension à ne pas sous-estimer ; l'électorat n'est pas une chose figée, chaque nouvelle élection connaît un nouvel apport de premiers électeurs. Dans les années 70, où des classes d'âge nombreuses arrivent en âge de voter, une fraction importante des nouveaux votants se tournent vers la Gauche non communiste. C'est un des aspects de l'effet d'enregistrement du choc politique et social de 1968.
Sur ce double appui, la Gauche, et surtout sa principale composante le Parti Socialiste, va se hisser dans l'Ouest à un niveau identique aux moyennes nationales, voire même en de nombreux cas durables les dépasser. Cela constitue un événement essentiellement nouveau dans l'évolution politique de l'Ouest français.
Au cours des années 70, comme sur la scène politique nationale, divers courants de la Gauche révolutionnaire, obtiennent de petits résultats électorats également dans l'Ouest, particulièrement dans les principales agglomérations. Le PSU qui préexistait, s'en trouve renforcé. Il obtient un député en 1973 en Bretagne.
En Bretagne toujours, et seulement dans cette partie de l'Ouest, une expression nationaliste avec des références de gauche s'affirme avec l'UDB. Dès la fin des années 70, une sensibilité écologiste se cristallise dans un électorat qui grossit. Un mouvement de vases communicants déplace une part des votes de gauche révolutionnaire de la première partie des année 70, ou d'expression régionaliste, vers des votes écologistes du milieu des années 80. Une forme de votes "alternatifs" au sens allemand du terme se retrouve dans les deux décennies sous ces expressions électorales différentes.
Le Parti Socialiste au cours des décennies 70 et 80, celle de son ascension et celle de son apogée, va bénéficier tour à tour du déplacement de ces expressions électorales. Ce seront parfois des déplacements de second tour, ou des déplacements dès le premier tour exprimant un vote pour le parti en situation d'obtenir la majorité absolue ou relative. Ce seront parfois des déplacements plus longs qui se transforment en adhésions. De nombreux élus locaux ou nationaux représentent, par leur itinéraire, cette évolution d'une fraction de l'électorat.
La progression plus rapide du Parti Socialiste dans l'Ouest que sur le plan national, l'effet de rattrapage et d'homogénéisation sur le plan politique est nourri de ces processus de convergences politiques vers le parti pivot qu'a constitué le parti Socialiste. Attirance à droite, en alternative à des partis au pouvoir, et parfois même pour un nouveau projet de société, attirance à gauche également pour un nouveau projet de société avec une crédibilité de parti en situation de s'installer au pouvoir. Le mouvement s'est principalement effectué au détriment des familles politiques gaullistes et centristes qui disposent d'une assise électorale plus considérable dans cette partie du territoire qu'ailleurs.